«La veille, Abdulfatah avait fait un rêve dans lequel Allah lui disait qu’il allait traverser et qu’il arriverait en Angleterre », se souvient Mélissa, militante à Calais. Sur la plage de Sangatte, dans le Pas-de-Calais, en cette nuit d’août 2020, le Soudanais de 22 ans et son ami en sont persuadés : cette fois, ils arriveront à passer de l’autre côté du Channel. Ils prennent la mer à bord d’un pneumatique gonflable d’un mètre de long sur 80 cm de large, « peut-être trouvé dans une cabine de plage et dans lequel ils tenaient à peine à genoux à deux », avec des pelles de jardinage en guise de rames. Vers une heure du matin, peu de temps après le départ, un coup de pelle maladroit « perce le pneumatique », qui chavire. L’ami d’Abdulfatah arrive à rejoindre la côte à la nage. Les secours, alertés par un pêcheur, le prennent en charge et entament des recherches en pleine nuit. Sans succès. Vers 7 heures, le corps d’Abdulfatah, inanimé et rejeté par la mer, est retrouvé sur la plage. Il est l’un des 376 exilés disparus à la frontière franco-britannique entre 1999 et le 21 août 2023, dont Les Jours racontent les vies et les morts dans cette série (lire l’épisode 1, « Voir Calais et mourir, 367 fois ») et dans le « Mémorial de Calais », un outil interactif inédit (à retrouver en bas de page)
De Sangatte, les côtes du Kent ne sont qu’à une trentaine de kilomètres. Le bras de mer qui sépare la France et l’Angleterre est l’un des détroits maritimes les plus fréquentés au monde, avec environ 400 navires de marine marchande qui transitent quotidiennement. Les vents, les courants forts et les déplacements de bancs de sable viennent régulièrement compliquer la navigation. C’est cet axe maritime majeur qu’Abdulfatah et son camarade ont tenté de franchir sur une embarcation de fortune. Tout comme les quelque soixante exilés qui ont fait naufrage le 12 août dernier au même endroit : six Afghans y ont perdu la vie, noyés, tandis que deux personnes sont toujours portées disparues. Comme de coutume, le gouvernement a rejeté la faute sur les passeurs, le secrétaire d’État chargé de la Mer Hervé Berville dénonçant « la responsabilité des trafiquants criminels qui envoient jeunes, femmes, adultes à la mort ».
Si Abdulfatah et son camarade avaient pu prendre un ferry pour Douvres, ils ne seraient jamais montés sur ce bateau pneumatique.
« La traversée du détroit est dangereuse, certes, mais survivre à Calais en se faisant harceler par la police chaque jour l’est aussi », estime Mélissa (lire l’épisode 5, « À Calais, la police dépasse les frontières »).