Certains se présentent comme des « gardes forestiers », surveillant les espaces infinis de la musique en ligne pour s’assurer que les troupeaux d’auditeurs se sentent bien dans les divers recoins arrangés pour eux sur les plateformes de streaming. D’autres parlent d’un travail de « paysagiste des données musicales », chargés de s’assurer que les systèmes algorithmiques qui fabriquent la myriade de propositions adressées à chacun des centaines de millions d’utilisateurs à travers le monde soient ajustés au mieux. Tous et toutes, qui apparaissent dans Computing Taste, l’étude que l’ethnologue américain Nick Seaver consacre aux scientifiques qui fabriquent la recommandation chez Spotify, Deezer, Apple ou YouTube, parlent d’« organiser, mettre en forme, guider ». Surtout, ils parlent de dépasser les notions de « gardien du goût » ou de « tastemaker », des expressions qui définissaient ceux qui possédaient le pouvoir de pousser la musique auprès des auditeurs dans le monde d’avant la musique en ligne : les maisons de disques, les magasins, les médias.
À l’époque du vinyle, du CD et de la radio, quand la musique différente était difficile à dénicher, on faisait avec ce qu’on avait sous la main. Et si on n’était pas content, tant pis. C’était comme ça et Pow Wow était tout en haut du Top 50 le samedi sur Canal+. Tout a changé désormais dans le monde des applications de streaming. Toute la musique d’aujourd’hui comme d’hier est à disposition et toutes les plateformes ont peu ou prou le même catalogue. Si elles veulent nous contenter et nous garder abonnés, il leur faut donc satisfaire leurs clients avec ce qui fait leur différence : la recommandation, partagée entre les playlists éditoriales et une toile diffuse de propositions automatiques opérées par des systèmes d’algorithmes désormais très complexes.
C’est ce que l’on racontait dans notre épisode précédent (« Les algorithmes éclatent les bulles de filtre »), qui s’attaquait au mythe tenace de l’enfermement du goût imposé par ces algorithmes, pour montrer qu’ils sont plutôt les compagnons nébuleux d’une écoute qui tend à s’élargir en même temps que l’usage du streaming s’installe. Cela parce que, et ça va mieux en le disant, les plateformes n’ont pas réussi jusqu’ici à fabriquer l’écoute des auditeurs. C’est même plutôt l’inverse que décrivent les chercheurs depuis quinze ans : ce sont elles qui courent après des auditeurs, qu’elles essayent de comprendre pour leur parler le mieux possible.