Dans l’oblast de Donetsk (Ukraine)
«Je me suis réveillé le matin de mon anniversaire et j’ai appris que deux de mes hommes avaient été blessés, et un tué », confie « Dauphin », commandant de compagnie au sein de la 68e brigade Jaeger de l’armée ukrainienne, entre deux bouffées de cigarette. Ce soir du vendredi 16 juin, ce père de trois enfants fête ses 38 ans entouré de ses soldats, dans une modeste maison de campagne de la région de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine. Depuis plusieurs mois, ses hommes repoussent inlassablement les assauts russes sur les flancs de Vougledar : qualifiées de « débâcle honteuse » par des analystes militaires pro-Moscou, les tentatives russes de s’emparer de cette petite ville minière transformée en forteresse se sont soldées par un échec retentissant au mois de février.
Mais ces précieuses victoires ukrainiennes sont obtenues dans le sang, comme le rappelle Dauphin : la casquette au motif camouflage qu’il porte en toute circonstance appartenait à son frère, tué au combat dans la région. Ce matin, il s’est rendu sur le front pour organiser le rapatriement de ses hommes. Yantar, l’un de ses subordonnés, a tenté de l’en dissuader, en vain. « Il était certain que j’allais mourir, mais c’est ma responsabilité en tant qu’officier, explique-t-il. Et nous les avons récupérés, blessés et mort. » Leur absence pèse sur les premières heures de la soirée, et les hommes attablés sont d’abord graves, distants.
Les premiers toasts sont portés à la santé des soldats, puis de leurs proches. Tous écoutent avec solennité. Rompant avec la tradition qui veut que le troisième soit dédié à la mémoire des camarades tombés au combat, Dauphin se lève, verre de vodka en main : « Mon père était officier d’artillerie en Afghanistan et il avait l’habitude de demander aux hommes rassemblés autour de lui s’ils avaient déjà perdu des camarades, déclare-t-il. Si oui, il les enjoignait alors à boire à une vie longue et prospère, car c’est ce qu’auraient voulu les morts. » Après les troisième, quatrième et cinquième toasts, les langues se délient et les visages s’illuminent. Les blagues de Dauphin sur l’incompétence des Russes ou l’accent incompréhensible d’un de ses soldats sont accueillies avec des éclats de rire qui se prolongent. L’accordéon fait son apparition entre les mains d’un officier, et les hommes chantent en chœur, et un peu faux, des chansons cosaques, des hymnes aux femmes et à la beauté de l’Ukraine.