Hervé Amiot est doctorant à l’université de Bordeaux-Montaigne, où il travaille sur la mobilisation des Ukrainiens de France depuis l’Euromaïdan, les manifestations de Kyiv qui sont devenues un mouvement social et politique contre l’ingérence russe, en 2013 et 2014. Pour « Les Jours », il retrace le parcours de deux femmes et la polarisation des identités politiques qui est apparue au fur et à mesure du durcissement du conflit avec la Russie.
Au cours de mes recherches sur la diaspora ukrainienne en France, j’ai rencontré plus d’une centaine de personnes aux parcours de vie très divers : Français d’origine ukrainienne, descendants d’immigrés des années 1920, 1930 ou 1940 ; travailleurs migrants postindépendance ; étudiants ou expatriés arrivés dans les années 2000 et ayant décidé de rester faire leur vie… Que l’installation en France soit provisoire ou définitive, que les retours aux pays soient fréquents ou rares, les trajectoires de ces migrants et descendants de migrants sont toutes plus ou moins touchées par les événements politiques survenus dans leur pays d’origine : mouvement du Maïdan, annexion de la Crimée par la Russie, début de la guerre du Donbass entre l’armée ukrainienne et des séparatistes prorusses. Ces événements ont entraîné des modifications des positionnements politiques, mais aussi des reconfigurations des identités personnelles. J’ai particulièrement été marqué par la façon dont ces événements ont fait diverger radicalement certains parcours de vie d’immigrés, jusque-là très proches. Les cas d’Anna et Ludmila, avec qui je me suis entretenu en juillet 2018 et janvier 2019, en fournissent une bonne illustration.
Anna et Ludmila sont toutes les deux nées à Zaporijia, une grande ville industrielle sur le Dniepr, au Sud-Est du pays. Anna est née en 1960, Ludmila en 1962. Elles sont toutes les deux issues de familles intégralement russophones et mixtes au sens ethno-culturel. Les deux femmes expliquent en effet avoir trois grand-parents « russes » et un seul « ukrainien ». Elles illustrent quelque chose de très important qui a été hérité de l’URSS : ce n’était pas du tout incompatible de se dire totalement ukrainien du point de vue de la citoyenneté, mais de se qualifier de russe socioculturellement. Bien que les indépendances des républiques postsoviétiques aient renforcé les identifications nationales, ce mouvement a été plus lent dans certains pays