Avez-vous remarqué le terme favori des partisans d’En marche pour décrire leur politique ? Ils utilisent le mot « transformation ». Emmanuel Macron a donné le ton le 24 août, lors d’un déplacement à Bucarest, en promettant des « transformations profondes » pour la France. Depuis, dans la majorité, tout le monde utilise l’élément de langage du président de la République. Que ce soit le Premier ministre Édouard Philippe assurant, pendant la présentation le 25 septembre du grand plan d’investissement à 57 milliards d’euros, avoir été « missionné pour mener à bien un projet de transformation en profondeur de notre pays » ou le ministre de l’Économie Bruno Le Maire qui a baptisé le récent projet de loi de finances « budget de transformation et de pouvoir d’achat ». Et même quand une simple députée La République en marche – Amélie de Montchalin – tweete sur son vote pour les sénatoriales, elle se sent obligée de qualifier cet acte d’« étape pour poursuivre la recomposition politique au service de la transformation ».
À première vue, ce choix de vocabulaire fait partie d’une stratégie de communication bien organisée, et même pas cachée. Macron lui-même l’a expliqué lors de son discours de Bucarest. « La France n’est pas un pays réformable, c’est un peuple qui déteste les réformes, avait-il déclaré. Il faut lui proposer de se transformer en profondeur. » En clair, plutôt que de tenir un discours sur des réformes, forcément douloureuses, qui seront mises en œuvre, concentrons-nous sur ce qui advient après. C’est-à-dire la mutation du pays vers un état autre et, a priori, meilleur. Malin, non ? Oui, enfin peut-être pas tant que ça quand on regarde comment ont été – mal – accueillies deux mesures controversées. En réaction à la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) sur les valeurs mobilières (actions, obligations), Le Monde a titré « Au bonheur des riches ! », ce qui a obligé le gouvernement à se défendre de faire une politique pour les plus aisés. Après l’annonce de la baisse des aides personnalisées au logement (APL), qui doit affecter les bailleurs sociaux, les professionnels du logement social et les collectifs de locataires ont hué le ministre et le secrétaire d’État chargés du logement (Jacques Mézard et Julien Denormandie) lors du congrès des HLM.
La communication ne peut pas tout masquer. Quelle que soit la sémantique utilisée, cela se voit que la majorité s’attaque à de nombreux secteurs de la société, faisant forcément des perdants. Surtout que, ce qui intéresse les macronistes, c’est l’économie, c’est-à-dire l’argent des Français. Si on met de côté la loi « moralisation » – dont l’adoption en tout début de quinquennat résulte d’une promesse faite à François Bayrou pour obtenir son ralliement (comme le racontait cette excellente obsession) –, les grandes réformes entreprises ou annoncées pour les prochains mois concernent tout ce qui a un rapport avec la production et la distribution des richesses. Après la réforme du Code du travail, il est donc prévu un plan logement (avec la réforme des APL) ; à partir de cette semaine, le Parlement étudie le projet de loi de finances 2018 (avec au programme la réforme de l’ISF et la mise en place d’un prélèvement forfaitaire unique pour les revenus du capital). Ensuite, on devrait avoir – pas forcément dans l’ordre – un plan pour la croissance des entreprises, une réforme de l’assurance-chômage et de la formation professionnelle, ainsi qu’une évolution du statut des cheminots et la disparition des régimes spéciaux de retraite. Cette accumulation de chantiers les uns à la suite des autres ayant pour objectif de générer un « effet blast », dixit un conseiller élyséen cité par Le Parisien. C’est-à-dire de saturer l’espace médiatique et de contraindre l’opposition à avoir toujours un train de retard. Une stratégie développée en son temps par Nicolas Sarkozy.
Ce qui n’est pas forcément très clair, en revanche, c’est en quoi Macron veut transformer la France. Veut-il en faire cette « start-up nation » qu’il promettait en juin dernier, lors de l’inauguration de la station F, le campus et incubateur géant de Xavier Niel, le propriétaire de Free ? Un paradis fiscal pour milliardaires ? A-t-il pour projet de faire revenir les usines qui se sont délocalisées ces dernières années ou de piquer à Londres le titre de première place financière européenne ? Espère-t-il faire baisser le chômage en incitant à la création d’emplois précaires à faible valeur ajoutée ou mise-t-il sur des formations à haute valeur ajoutée ? Compte-t-il privatiser la plupart des services publics ou veut-il renforcer le rôle de l’État central, notamment par rapport aux collectivités locales ? Pendant la campagne électorale, le candidat d’En marche a été accusé d’être insaisissable, capable de dire tout et son contraire, à cause de son fameux « en même temps » et de son refus de s’inscrire dans le clivage droite-gauche. Aujourd’hui, avec l’accumulation de réformes, on est enfin dans le concret, et le macronisme se révèle petit à petit. Exemple, en août 2016, lors d’une visite de l’équipementier Bosch, celui qui était encore ministre de l’Économie de François Hollande avait déclaré : « Il ne faut pas faire la chasse au diesel » car ce type de motorisation est « au cœur de la politique industrielle française ». De quoi relativiser toutes les proclamations écologistes du candidat, et notamment ses promesses de respecter l’accord de Paris. Et puis, finalement, à la lecture du budget 2018, on voit que l’État s’apprête à augmenter les taxes sur le gazole (avec l’objectif de les amener à terme au même niveau que l’essence). Le macronisme n’est donc pas « dieselophile ». Ouf, la planète peut souffler.
Alors, le macronisme est-il « et de droite et de droite », comme l’en accuse le député socialiste Olivier Faure, en détournant l’expression « et de droite et de gauche » du chef de l’État ? Ou faut-il croire Les Républicains quand ils déclarent que le budget qui vient d’être présenté s’inscrit dans la continuité du quinquennat Hollande ? La réponse à cette question sera l’objet de cette obsession. En suivant les principales réformes emblématiques de ce début de mandature, nous allons chercher à comprendre ce qu’est le macronisme. Ou, puisqu’on va s’intéresser à des questions économiques, aux « Macronomics ». On vous le dit tout de suite, on s’attend à un exercice compliqué. Pour l’instant, on a surtout l’impression que, suivant l’endroit où on se trouve, on peut voir dans la doctrine du Président des choses radicalement différentes.
Prenez le budget qui vient d’être présenté. Dans une étude publiée en juillet, l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques), un centre de recherche économique indépendant réputé pour son sérieux (et classé à gauche), assurait qu’avec la suppression de l’ISF sur les valeurs mobilières et la mise en place d’un prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital, il avantageait surtout les riches. Plus précisément, que 46 % des gains fiscaux issus des nouvelles mesures gouvernementales bénéficieront aux 10 % des ménages les plus aisés. Et bien l’OFCE vient d’être contredit par la direction du Trésor qui, dans un document publié la semaine dernière en annexe du budget, assure que ce sont les pauvres qui seront avantagés. Selon l’administration qui dépend de Bercy (pas indépendante certes, mais pas non plus connue pour écrire n’importe quoi), grâce à la suppression de la taxe d’habitation, à la baisse des cotisations sociales sur les salaires et à l’augmentation du minimum vieillesse (prévues par les pouvoirs publics), le pouvoir d’achat des 10% des ménages les plus modestes est celui qui va le plus progresser, de 2,9 % exactement. Qui dit vrai ? À ce stade, impossible de trancher.
On peut cependant émettre une hypothèse quant à la raison de ces divergences d’interprétations. Tout cela ne proviendrait-il pas d’un manque de clarté de la part du gouvernement ? Voire d’un problème de cohérence intellectuelle ? On a eu un aperçu de ce problème en se rendant le 25 septembre dernier dans les salons de Matignon pour assister à la présentation du « grand plan d’investissement » par Édouard Philippe et Jean Pisani-Ferry, l’ex-responsable économique du programme d’En marche. Là, nous avons entendu ce dernier, l’économiste officiel de la Macronie donc, nous expliquer que « la France ne souffre pas d’une insuffisance marquée de l’investissement public » et que « ce n’est pas à une volonté de soutien de la demande que répond le plan d’investissement » car « l’économie française se porte mieux », « la croissance avoisin[ant] actuellement 2 % l’an » (elle devrait être de 1,8 % selon les dernières prévisions de l’Insee, l’Institut national de la statistique et des études économiques).
De quoi nourrir plusieurs paradoxes. Étrange de monter un plan qui va coûter cher quand on fait le constat qu’il y a suffisamment d’investissement en France. Surtout si, dans le même temps, l’État diminue son déficit public pour respecter la règle des 3 % de déficit de Maastricht, par exemple en coupant ses dépenses dans le secteur du logement (ce que prévoit le gouvernement). Tout aussi singulier est de considérer que l’État doit investir, mais pas pour soutenir la demande. On se souvient d’avoir appris dans nos cours d’économie (et vous aussi, on l’espère, si vous avez eu de tels cours) qu’un plan d’investissement public a un objectif « contra-cyclique » : c’est en période de récession, quand ça va mal, qu’il est le plus efficace car il pallie l’effondrement du secteur privé et soutient justement la demande. Mais Pisani-Ferry fournit une autre motivation pour investir : les taux d’intérêt sont bas, les États peuvent emprunter à 0,7 %, ce serait bête de ne pas « tirer parti d’une fenêtre aussi exceptionnelle », justifie-t-il. Ah bon, voilà que ce n’est plus grave de s’endetter ? On croyait pourtant, à lire le programme de Macron, que la diminution de la dette publique était une condition sine qua non pour que la France retrouve sa crédibilité auprès de nos « partenaires européens » et ne lègue pas « une dette insoutenable à nos enfants ».
Ce type de contradictions n’est pas isolé. On en a trouvé une autre en écoutant le Premier ministre lui-même défendre la réforme du Code du travail. Le 28 août, à l’issue d’un séminaire gouvernemental, Édouard Philippe justifiait ainsi les ordonnances à venir : « Ces textes doivent faire disparaître le chômage de masse, une spécificité française. » Mais, trois jours plus tard, lors de la publication de ces mêmes ordonnances, il affirmait que « le droit du travail n’est pas la première cause du chômage en France, bien entendu ». Qui croire : le Édouard Philippe du lundi ou celui du jeudi ?
Pour vous donner un autre exemple de la difficulté à trouver une justification théorique aux actes gouvernementaux, prenons la réforme de l’ISF. Soit un « cadeau » pour les plus riches évalué par le gouvernement à 4 milliards d’euros. À quoi cela va-t-il servir ? À « soutenir ceux qui prennent des risques, ceux qui permettent de créer et de développer notre économie » et à « orienter l’épargne vers le financement de nos entreprises et l’investissement », était-il expliqué dans le programme d’En marche. Mais comment sait-on que les baisses d’impôts pour les plus riches vont véritablement servir le risque et l’investissement en France et ne pas, par exemple, se transformer en placements dans des obligations d’État étrangers ? Y a-t-il des études le démontrant ? Nenni ! Comme la presse l’a abondamment fait remarquer, ce type de raisonnement s’appuie sur la théorie dite « du ruissellement », à savoir que, comme un cours d’eau qui coule du sommet de la montagne vers la plaine, l’argent des riches est réinjecté dans l’économie et contribue à la prospérité de tous. Mais cette soi-disante règle, devenue célèbre parce qu’elle avait été défendue par un conseiller de Ronald Reagan en 1981, n’est défendue par aucun économiste ! Le FMI, pourtant pas un organisme gauchiste, a ainsi conduit une étude en 2015 montrant que, quand on donne trop d’argent aux riches, ils le dépensent pour épargner et pas pour investir dans des activités qui peuvent générer de l’emploi.
Comment s’en sortir face à ces critiques ? Profitant qu’il était interrogé mardi dernier à l’Assemblée nationale sur sa politique fiscale, Bruno Le Maire a ainsi répondu à ces détracteurs au nom du gouvernement. « Je ne crois pas à la théorie du ruissellement des richesses, je crois à la théorie de la création des richesses », a assuré le ministre de l’Économie. Petit problème, il n’existe pas non plus en économie de « théorie de la création des richesses » qui justifierait ainsi la baisse de l’ISF…
Avoir un ministre de l’Économie issu de la droite est un autre facteur de confusion. Et c’est là-dessus que nous voulons terminer cette introduction aux Macronomics. Quand Bruno Le Maire défend une politique tranchant avec les échecs des politiques mises en place depuis « trente ans » (comme l’assure la vulgate macroniste), il y a maldonne. L’homme a ainsi été directeur de cabinet du Premier ministre Dominique de Villepin entre 2006 et 2007, c’est lui qui a eu à cette époque l’idée du contrat première embauche (le CPE), qui a mis la jeunesse dans la rue (échec que l’intéressé raconte ici). Il a été ministre de Nicolas Sarkozy de 2008 à 2012 (aux Affaires européennes et à l’Agriculture). Il est donc plus que responsable des erreurs passées. Mais cela ne l’empêche pas d’être d’une présomption impressionnante. Nous avons ainsi été témoin d’un échange assez croquignolet entre lui et le député Les Républicains Éric Woerth en commission des finances le 27 septembre, à l’occasion de la présentation du budget aux députés. Président de la commission des finances (un poste réservé à un membre de l’opposition), Woerth, assis côté de Le Maire, a eu l’honneur de poser les premières questions au ministre. Et pour saisir toute la saveur de ce qui va suivre, il faut rappeler que l’homme a été ministre du Budget de Sarkozy (de 2007 à 2010).
Après avoir reconnu la « sincérité » du budget présenté, Woerth enchaîne les critiques. Il dit s’étonner que le projet de loi de finances ne « respecte pas les engagements européens de la France », assure que ce n’est pas un « budget de grande rupture », mais de « petite continuité » avec le précédent, souligne que le gouvernement a « revu à la baisse ses ambitions » et se dit déçu qu’on annonce une « stabilité des effectifs de la fonction publique ». « J’ai du mal à vous suivre sur les “engagements de la France”, lui répond Le Maire. En 2017, nous allons avoir des déficits publics pour la première fois en dessous la barre des 3 %. La dernière fois que nous avons respecté nos engagements en matière de déficit public, c’était sous Dominique de Villepin, en 2007. » Et le ministre de l’Économie passe alors du vouvoiement au tutoiement, en mettant sa main sur le bras de Woerth pour lui assurer, faussement confident : « Tu n’oublieras pas, cher Éric, qu’en 2008 il y a eu un nouveau président de la République (Nicolas Sarkozy, ndlr) qui est allé au conseil des ministres à Bruxelles expliquer que tous ces engagements européens, cela n’avait aucune espèce d’importance et qu’il n’était pas question que la France les respecte. Et à partir de 2008, les déficits publics ont commencé à se creuser. » Puis, sûr de lui : « Je crois que nous n’avons pas de leçons à recevoir », ce qui provoque des applaudissements de députés En marche.
Je te rappelle que nous étions dans le même gouvernement. Tu étais solidaire avec ces mesures-là.
Piqué au vif, Woerth reprend la parole. D’abord pour s’en prendre à la salle – « On n’applaudit pas en commission, on n’est pas dans l’hémicycle ici. On écoute et on peut répondre. » Puis à Le Maire, mélangeant le vouvoiement et le tutoiement : « Quand vous dites : “Il faut regarder dans le rétroviseur ; en 2007 ou 2008, vous n’avez pas fait la même chose”, je te rappelle que nous étions dans le même gouvernement. Tu étais solidaire avec ces mesures-là. Deuxième point, il y a eu en 2008 une crise qui a profondément influé sur les niveaux économiques de la France. » Une remarque pleine de bon sens. Là-dessus, les économistes sont assez unanimes : si Sarkozy n’avait pas laissé filer les déficits en 2009, la récession aurait été beaucoup plus importante, générant une casse sociale du niveau des années 1930. Mais cela n’empêche pas Bruno Le Maire de vouloir avoir le dernier mot. « On ne va pas prolonger cette passe d’armes, relance-t-il de manière paradoxale. Mais les faits sont têtus. Avec Dominique de Villepin, nous avons laissé des déficits publics en 2008 en meilleur état que ce qui est arrivé depuis dix ans. »
Nous voilà avec une nouvelle hypothèse. Le macronisme serait en fait un succédané du villepinisme. Mais qu’est-ce que c’est le villepinisme ? On vous le disait, cette recherche de définition de la doctrine économique de Macron est compliquée.