«Entrez, mais je vous préviens, j’habite dans un taudis », annonce d’emblée Cathy lorsqu’elle nous ouvre la porte. Sans filtre, sans agressivité, elle a simplement passé le point où elle s’excuse de l’état de son appartement. Le logement n’est pas sale, mais il donne l’impression d’étouffer tant les quelques meubles occupent tout l’espace. Les murs sont peints en jaune, tous recouverts de tableaux et de photos, mais ce n’est pas encore assez pour faire oublier l’usure et la dégradation de l’appartement. Les trois chats de la famille ont fait leurs griffes sur une bosse dans le linoléum. Au plafond, une plinthe s’est décollée et laisse pendre des fils. Dans la cuisine, des taches de moisissure noires constellent le plafond.
Afin de rencontrer les habitants du boulevard de Metz – sixième quartier le plus pauvre de France –, dans le sud de Lille, il a fallu frapper aux portes. Et systématiquement, le logement est le premier sujet de conversation : les travaux qui n’arrivent pas, les espaces communs dégradés, les appartements trop petits…
Pour se déplacer dans le T3 de Cathy, il faut se faufiler. Notre entretien est d’ailleurs régulièrement interrompu par le passage de ses fils. Alexy, 17 ans, doit traverser la pièce ; il finit par escalader la table. Anthony, 20 ans, veut attraper une cuillère ; deux personnes doivent se déplacer pour rendre accessible le tiroir à couverts. Le salon fait aussi office de salle à manger et de chambre pour Cathy. Il y a quelques mois, les garçons se partageaient une chambre. « Je dormais dans la seconde. Mais comme ils sont grands maintenant, c’est mieux s’ils ont chacun la leur », explique leur mère, enchaînant les cigarettes. Alors, depuis quelques mois, un lit double trône entre une table, une étagère et la télévision.
L’appartement a une vue imprenable sur le boulevard de Metz et les quelques commerces au pied de l’immeuble. Depuis sa fenêtre, Cathy, la quarantaine, désigne du doigt les étapes de sa vie. Dans le bloc, au fond, son premier studio. Juste en dessous, l’épicerie où elle a travaillé quelques années. Là-bas, le centre social dans lequel elle s’était investie et où elle prenait des cours d’art. Cela fait vingt ans qu’elle habite au deuxième étage de cet immeuble. Ou, comme le résume son fils Alexy : « Vingt ans que j’ai envie de crever parce que je vis dans un quartier de merde. » Sans filtre, sans agressivité.
Les logements du quartier sont gérés par la société Lille Métropole Habitat (LMH), le plus gros bailleur social de Lille. Cathy, qui ne travaille plus en raison de problèmes de santé, a beaucoup eu affaire à eux ces derniers mois. Suite à une erreur administrative de sa part auprès de la CAF, elle se retrouve sans revenus. Bénéficiaire du RSA, elle est dans l’incapacité de payer son loyer de 273 euros, dont 110 à sa charge. LMH est une grosse machine, le bailleur loue des logements à des milliers de personnes dans la métropole. Impossible de faire du cas par cas ou d’allonger les délais de paiement.
Les rouages de l’administration tournent lentement. Les courriers pour fixer un rendez-vous arrivent le jour même du rendez-vous, la navette entre Cathy et son chargé de clientèle est incessante. Pour régulariser sa situation, Cathy a trouvé une aide salvatrice auprès d’Habiter ensemble, une association dont l’une des missions est de mettre en place les dossier de demande au Fonds solidarité logement (FSL). Les détails de l’opération embuent l’esprit de Cathy, qui se définit elle-même comme « allergique à l’administration ». Elle garde la paperasse dans un vieux carton, caché au fond d’un placard. Mais rien n’a échappé à Sandrine Maveau, la responsable d’Habiter ensemble. « Parfois, LMH fait vraiment de l’administratif pour rien », déplore-t-elle. Le temps que Cathy et elle montent un dossier, la CAF avait réglé le problème.
Dans le quartier, ces déboires créent un climat de méfiance entre les locataires et le bailleur. Les premiers accusent LMH de tous leurs maux. Le second tente de se justifier en expliquant avoir affaire à un « public difficile ». Les relations se sont dégradées entre les habitants du boulevard et les employés. « Avant, leurs locaux étaient situés en bas d’un bloc, en plein centre du quartier, c’était pratique », raconte Marie-Odile, une autre locataire de l’immeuble de Cathy. LMH n’est pas parti bien loin, ses nouveaux locaux se situent désormais à quelques centaines de mètres de là, mais le changement est lourd de signification. « Leur bureau est tellement sécurisé maintenant qu’on dirait la Banque de France », s’amuse Cathy.
Le déménagement fait au moins quelques heureux : les employés de LMH. Gérald Tramcourt est l’un d’entre eux. Grand, roux, barbu, le technicien désigne avec enthousiasme le petit bureau dans lequel il reçoit les locataires, ainsi que le hall. Les nouveaux locaux sont plus grands, plus propres et les relations avec les locataires s’améliorent, selon lui.
La machine LMH et sa nouvelle équipe sont surtout en quête d’efficacité. C’est en tout cas ce que déplore Sandrine Maveau. « J’ai l’impression qu’aujourd’hui ce sont plutôt des techniciens de recouvrement que des accompagnateurs. T’as un loyer à payer, donc tu le payes. » Entre LMH et les habitants du quartier, l’incompréhension est totale et le loyer n’est pas le seul terrain de bataille.
Propreté, sécurité, entretien… Habitants et bailleur s’accusent mutuellement. Le quartier est-il abandonné par les différentes institutions (de la mairie à la métropole) ou est-il délaissé par ses propres occupants ? À qui revient l’entretien des logements ? Dans la cuisine, la salle de bains, au plafond, le long des fenêtres, la moisissure est là, et pas seulement dans l’appartement de Cathy. Très vite, le mot « insalubrité » vient en tête. Encore plus vite, il est réfuté. Pour les représentants de LMH, « c’est un grand mot, “insalubrité” ». « Il y a une différence entre insalubrité et indécence », rappelle fermement Sandrine Maveau, avant de concéder que « c’est difficile à entendre » pour les habitants desdits appartements : « Logique quand c’est toi qui vis dedans. »
Ce sont d’anciennes constructions, où les logements ne sont pas super grands. Les nouveaux arrivants prennent souvent ça comme une transition dans la recherche d’un habitat. Ils restent un an, deux ans, et puis ils font une demande de mutation.
Qu’elles soient le fait des locataires, de la vétusté des lieux ou les deux, les dégradations ne sont pas près de disparaître. La situation du bailleur devient de plus en plus précaire à mesure que de nouvelles contraintes s’imposent à lui. La baisse des APL, par exemple, dont on ne sent pas encore les effets chez LMH, bien qu’on les redoute. Dans le quartier Concorde – autre nom donné au boulevard de Metz –, certains blocs seront détruits dans l’année (lire l’épisode 1, « À Lille, une cité à l’horizon barré »), alors depuis quelques temps, les rénovations et les réhabilitations ne sont plus tellement au programme. « Ça ne servirait pas à grand-chose », avoue Gérald Tramcourt. Pourquoi retaper un appartement en mars, s’il faut le détruire en décembre ?
La situation est telle qu’il ne reste aux habitants qu’un espoir : quitter le quartier. Mouad et Ihlan Mohamed Ali habitent dans le même immeuble que Cathy avec leurs deux enfants. Mouad s’y est installé seul en 2012, avant que sa femme n’emménage avec lui. Dès l’année suivante, ils faisaient leur première demande de « mutation », ainsi qu’on désigne un déménagement au sein d’un même parc HLM. Cinq ans plus tard, Mouad se rend encore avec son dossier sous le bras à l’office HLM. On lui dit qu’il n’y a toujours rien. La destination lui importe pourtant peu. Pour lui, c’est tout sauf le quartier Concorde. « Où que l’on aille, l’important, c’est que l’on déménage. » Partir à tout prix de ce T2 devenu invivable depuis la naissance de leur deuxième enfant en novembre. La famille partage une même chambre. Faute de place pour un berceau, le dernier-né dort dans un couffin placé dans le lit parental.
« Ce sont d’anciennes constructions, où les logements ne sont pas super grands, explique Gérald Tramcourt. Les nouveaux arrivants prennent souvent ça comme une transition dans la recherche d’un habitat. Ils restent un an, deux ans, et puis ils font une demande de mutation. » Pour Cathy, comme pour Mouad et Ihlan, l’emménagement dans le quartier ne devait être que temporaire. « En 1995, j’avais 22 ans, et je venais de quitter mon petit ami, se remémore-t-elle. Comme je vivais chez lui, je me suis retrouvée en foyer d’accueil pour jeunes travailleurs. » Sa demande de logement social est alors acceptée en moins de deux mois. L’idée d’habiter à Concorde ne l’enchante guère. Mais pas le choix : « J’étais obligée de venir vivre ici, sinon le foyer me remettait à la rue. » Alors elle se résigne et s’installe dans un petit studio, sans chambre ni salle de bains séparée, situé à l’entrée 105 de la cité. À l’époque, c’est la baignoire qui trône dans la cuisine. Le provisoire se transforme en définitif quand, deux ans plus tard, elle tombe enceinte de son premier enfant. Elle déménage alors sur le boulevard de Metz, cette fois dans un appartement de deux chambres, 55 m2, type 3. Elle ne l’a plus quitté depuis vingt ans.
Une fois qu’ils ont réussi à nous parquer dans ce secteur, on est coincés à vie, ou presque.
Ce n’est pas l’envie qui lui manque, pourtant. Elle tombe des nues quand elle entend des habitants déclarer leur attachement à ce quartier qu’elle-même rêve tant de quitter. Comme cette voisine, qui a déclaré haut et fort dans le bus « que son boulevard, elle l’adorait, et que pour rien au monde elle ne le quitterait ». La tendance est plutôt de vouloir laisser le boulevard derrière soi. Sans toutefois y parvenir. « Une fois qu’ils ont réussi à nous parquer dans ce secteur, on est coincés à vie, ou presque », se résigne Cathy. « Parqués » par le bailleur LMH, qu’elle accuse « de vouloir à tout prix remplir ces logements » dont personne ne veut.
Évidemment, LMH dément. « Ce sont les personnes elles-mêmes qui inscrivent leurs souhaits lorsqu’elles remplissent leur demande de location, fait mine de s’étonner Gérald Tramcourt. Si elles souhaitent un autre quartier que Concorde, on les dirigera vers d’autres agences. » « La crise du logement lillois » rend de toute façon les mutations d’un appartement à un autre non-prioritaires aux yeux de LMH. « Une personne sans logement sera toujours prioritaire sur une personne qui demande à en changer, même s’il y a suroccupation », affirme-t-il.
En 2016, les différents bailleurs sociaux de l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais ont reçu près de 131 000 demandes de logement, une hausse par rapport aux deux années précédentes. Soit l’équivalent du quart du parc HLM régional (415 000) qui toque à la porte des bailleurs chaque année. Ils ont accédé à plus de 40 000 de ces requêtes. Des dizaines de dossiers pour un logement libre. « On ne peut pas satisfaire tout le monde », se résigne le technicien.
Après plusieurs demandes d’un appartement à trois chambres, une pour chacun de ses fils et une pour elle, Cathy a fini par renoncer, comme à beaucoup d’autres choses dans sa vie. Les appartements de plus de trois pièces sont les plus convoités par les familles sur le marché locatif. Ceux, aussi, où le taux de roulement entre locataires est le plus faible : une fois les enfants partis, les parents ne se voient pas reprendre plus petit. Le système de loyer, qui augmente à chaque nouvel emménagement, n’encourage pas non plus les vieux locataires à changer. « Le système fait que des logements T2 sont plus chers que des T5 occupés depuis longtemps », explique Sandrine Maveau, de l’association Habiter ensemble.
LMH a longtemps fermé les yeux, « tant que les locataires payaient le loyer », mais la réforme du Fonds solidarité logement, qui refuse désormais l’aide financière de secours aux personnes seules habitant un T5, a forcé le plus gros bailleur lillois à se saisir du problème. « Désormais, il y a beaucoup plus de mutations, estime Sandrine Maveau. LMH fait plus attention à la typologie des logements. » Un peu d’espoir, peut-être, pour Cathy. Elle attend désormais le départ d’un de ses fils pour décider quel type de logement demander auprès de LMH.