«Depuis quelques années, les crimes de sang ont augmenté dans d’invraisemblables proportions. On évalue, aujourd’hui, à 30 000 au moins le nombre des rôdeurs
L’année 2021 n’a pas mieux commencé. En février, deux adolescents, âgés tous deux de 14 ans, mouraient au cours de deux bagarres distinctes entre jeunes dans l’Essonne : Lilibelle, le 23 février, poignardée ; Toumani, le lendemain, également d’un coup de couteau. Le 1er mars, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti déclare : « On pense tous à cet instant au sang de ces enfants tués pour rien au fond. » Comment ne pas être d’accord ? Mais, interrogé le 19 mai dans L’Express au sujet de la stagnation de la violence constatée par les chercheurs, Gérald Darmanin, déclare quant à lui : « J’aime beaucoup les enquêtes de victimation et les experts médiatiques, mais je préfère le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing. »
Après ces drames, le ministre de l’Intérieur demande début mars aux préfets la « réactivation du plan de lutte contre les bandes », un plan né en mars 2010 d’une proposition de loi de Christian Estrosi. Alors député UMP, celui-ci veut couper la chique aux 222 bandes qu’il pense avoir dénombrées. À l’époque, le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux, montant d’un cran, assure même dans Le Figaro Magazine que ses « services ont identifié 511 bandes. Leurs guerres d’un autre âge ont fait, en 2009, 13 morts et 185 blessés graves ». Et il lance, martial : « Je vais faire la guerre aux bandes. » Dix ans plus tard, après les deux morts dans l’Essonne, Gérald Darmanin compte désormais 74 bandes de jeunes, essentiellement franciliennes. Et de présenter, le 16 juin dernier, un « plan de prévention et de lutte contre les violences liées aux bandes et groupes informels » pour faire « face à l’augmentation des affrontements de plus en plus violents, au rajeunissement des publics impliqués ».
Et c’est ainsi que, depuis des décennies, chaque ministre de l’Intérieur dénonce la violence de plus en plus violente et développe son propre vocabulaire. En 1999, Jean-Pierre Chevènement parlait des « sauvageons » ; en 2005, Nicolas Sarkozy s’en prenait à une « bande de racailles » sur la dalle d’Argenteuil, dans le Val-d’Oise, et aujourd’hui, Gérald Darmanin dénonce « l’ensauvagement » de la jeunesse. Dans l’imaginaire collectif, ces bandes incarnent un danger, échappant à l’autorité des adultes, menaçant l’ordre républicain, ainsi que l’analysait en 2007 le sociologue Manuel Boucher, décrivant alors le traitement médiatique après les émeutes de 2005 en banlieue : « Les violences juvéniles augmentent, les auteurs d’agressions physiques rajeunissent, la justice des mineurs est de plus en plus laxiste, les parents des classes populaires assument de moins en moins leur responsabilité éducative. »
Et déjà, ce n’était pas nouveau : selon les chercheurs en sciences de l’éducation Frédérique Hille, Sara Fougères et Michel Lac, de 1980 à 2012, l’expression « bandes de jeunes » est associée dans la presse à « violence, banlieue, délinquance, incivilité, drogue, danger et peur ». Récemment, le sociologue Laurent Mucchielli, spécialiste de la délinquance, ironisait dans un entretien accordé à la FCPE : « Ils sont toujours “plus jeunes”, “plus violents”, ils ont toujours “de moins en moins de repères” (…). Si à chaque génération les jeunes étaient toujours “de plus en plus jeunes et de plus en plus violents” depuis 150 ans, alors on devrait voir bientôt les nourrissons braquer les banques. »
Gérard Mauger, directeur de recherches émérite au CNRS et chercheur au Centre de sociologie européenne, travaille sur la question à partir de l’époque des blousons noirs, à la fin des années 1950. Alors, les bandes, de plus en plus nombreuses, de plus en plus violentes, de plus en plus jeunes ? Sa réponse est claire : « C’est archifaux, c’est un scoop de journalistes repris par les politiques. En réalité, c’est le contraire : les membres des bandes sont de plus en plus vieux. » Le chercheur explique qu’autrefois ils avaient moins de 21 ans. L’école obligatoire jusqu’à 14 ans, le service militaire, l’entrée sur le marché du travail marquaient des césures permettant aux gamins des bandes de les abandonner. « Aujourd’hui, précise-t-il, les possibilités de se ranger sont réduites, la majorité des jeunes faisant partie d’une bande y sont jusqu’à 30 ans. » Selon ses travaux, de nouveaux facteurs sont aussi à prendre en compte : l’échec scolaire, l’absence de travail, le manque d’accès au logement, la disqualification sociale…
Ce sont les mêmes profils que ceux des blousons noirs dans les années 1960 : des jeunes prolos qui ont l’impression d’avoir tout raté.
Mais qui sont ces jeunes ? Et les membres des bandes sont-ils différents de leurs prédécesseurs ? Pour Gérard Mauger, « ce sont les mêmes profils que ceux des blousons noirs dans les années 1960 : des jeunes prolos qui ont l’impression d’avoir tout raté. Ils n’ont connu que la disqualification sociale, familiale, scolaire. La bande devient un lieu d’apprentissage. » Avec, précise-t-il, une culture de la force physique, un capital spécifique donnant lieu, selon ses termes, à une sorte de « thérapie collective » permettant d’affronter la vie. Mais pour valider cette expérience, il faut faire ses preuves… C’est à ce moment qu’entrent en compte les notions de « territoire » et de « confrontation ».
Enfin, pour Gérard Mauger, il n’y a pas plus de bandes qu’avant : « C’est un phénomène médiatique : un journal en parle, le concurrent se sent obligé d’en parler, il y a une surenchère. Le politique s’en mêle alors, surtout si on est en période électorale. Mais ça apparaît dans la presse et les discours aussi vite que ça disparaît. » Et de remettre en doute les chiffres de 74 ou 222 bandes recensées. « Comment on quantifie les bandes ? Elles ne sont pas enregistrées comme les clubs de foot ! » Quant à l’augmentation de la délinquance, « c’est une absurdité statistique : on demande aux policiers de mesurer l’activité de la police ».
Le chercheur concède toutefois qu’aujourd’hui, du fait du trafic de stupéfiants, les milieux du banditisme et des bandes sont beaucoup plus poreux qu’ils ne l’étaient dans les années 1980. Mais selon lui, au regard de ses études, l’activité délinquante n’est pas la principale raison d’être d’une bande. « Ce sont avant tout des jeunes qui s’emmerdent et quand on s’emmerde on fait des conneries. Forcément, il peut y avoir des bagarres, on va piquer des trucs parce qu’on n’a pas un rond mais c’est de la microdélinquance. »
Si les bandes de jeunes sont bien un phénomène de société, son instrumentalisation médiatique et politique rend souvent inaudible toute analyse de fond. La parole des gamins l’est encore plus. Alors, sans nier les conséquences parfois dramatiques des exactions de ces jeunes à la marge, nous avons décidé d’aborder leur histoire et celle de leurs bandes sous un autre angle : celui de l’aventure du coin de la rue d’une jeunesse prolétaire, plus ou moins fréquentable, dangereuse ou marrante. Ce récit, c’est plus d’un siècle d’histoire populaire faite d’errance et de déambulation, de la zone aux rues des grandes villes, racontée, quand c’est encore possible, par ceux qui voulaient vivre vite et mourir jeunes.